Tza-Feng – 3

— Les cannibales nous ont repérés. Ils viennent de ce côté.

Le garde sauta à terre. C’était l’un des rares à se trouver à l’aise sur un cheval et Tza-Feng avait organisé des patrouilles grâce aux quelques bêtes capturées lors de l’embuscade tendue aux anthropophages. Lorsque le terrain était accidenté, les chevaux passaient plus facilement que les camions et allaient plus vite que les fantassins. Ils faisaient aussi moins de bruit, ce qui était idéal pour aller en reconnaissance. Tza-Feng était lui aussi monté en selle quelquefois, et il lui semblait, en ces moments-là, que l’ombre de son grand-père galopait à ses côtés.

Mekmett avait entendu l’éclaireur. Il regarda derrière eux. La voiture de commandement avait pris quelques centaines de mètres d’avance et se trouvait sur une petite crête. En bas, le convoi formait une ligne de près d’un kilomètre qu’un adversaire pouvait facilement rompre en dix fragments trop faibles pour résister.

— J’ordonne le regroupement ?

— Oui, à deux véhicules de front, en diminuant les écarts. Mais nous n’arrêtons pas. Pas avant que je n’en donne le signal.

Tza-Feng remonta à bord de sa voiture et fit signe au chauffeur de se remettre en route. Lui-même se hissa par le trou d’observation et se mit à scruter l’horizon à l’aide de ses jumelles. Il ne lui fallut que quelques instants pour découvrir quelques cavaliers sur leur gauche. Un peu plus tard, il en apercevait d’autres droit devant eux.

Les cavaliers étaient en mouvement et se dirigeaient vers le convoi, mais ils allaient au pas. Ce n’était pas une charge, ce qui ne signifiait pas qu’ils venaient en paix, mais seulement que les hostilités n’étaient pas encore déclenchées.

Les crêtes qui les entouraient se couvrirent progressivement de nouveaux cavaliers.

— Combien, à ton avis ?

Mekmett avait réussi à se glisser près de lui dans l’étroite ouverture. Il fit lentement le tour de l’horizon avant de répondre.

— Un millier au moins. Et il peut y en avoir d’autres derrière eux.

— Comptons sur deux mille, et nous sommes près de cinq cents, avec notre armement. La partie n’est pas aussi inégale qu’ils peuvent le croire…

— Mais pas désespérée. Moi, j’ai déjà vu une charge de cavalerie. Oh, je ne crains pas la défaite, mais combien serons-nous après ?

— Tu as raison. Il faut songer à ce qui se passera après, fit Tza-Feng songeur. Il vaut donc mieux s’en tirer en évitant le combat. Voir ce qu’ils nous veulent avant de décider dans un sens ou dans l’autre.

Les voitures formaient un rectangle et un tiers des gardes se trouvaient à bord, derrière les volants, prêts à démarrer, ou dans les tourelles, surveillant les alentours.

Un autre tiers était soit de corvée pour rassembler le bois des feux, soit rangé derrière Tza-Feng et ses officiers, quelques dizaines de pas devant le rectangle des monstres de métal.

Le dernier tiers se reposait, mais à l’exception des vétérans qui avaient accompagné Tza-Feng au cours de ses dernières opérations, rares étaient ceux qui savaient profiter de ce répit pour dormir.

— En face, une délégation de cavaliers noirs avaient mis pied à terre, et la plupart des autres s’étaient retirés au-delà des crêtes ce qui faisait que les deux troupes avaient à peu près la même importance numérique.

On en était seulement à la fin de l’après-midi et le ciel était encore clair, mais les anthropophages avaient apporté du bois et allumé un grand feu. Ils semblaient respecter un rituel dont ils devaient avoir l’habitude et Tza-Feng n’y avait rien vu à redire, insistant seulement auprès de ses hommes pour qu’ils évitent tout geste brusque, toute réaction trop vive.

Il n’avait pas seulement ses officiers et une partie des sous-officiers autour de lui, mais quelques simples soldats provenant de toutes les régions de l’empire. Il pouvait espérer que l’un d’entre eux serait en mesure de communiquer avec les sauvages.

— J’espère qu’ils ne nous invitent pas à un banquet, grogna Mekmett.

— Le principal est que nous n’en soyons pas le plat de résistance, rétorqua Tza-Feng en riant.

Mais c’était un rire forcé. Il allait devoir parlementer avec des êtres qui lui répugnaient et lui rappelaient de trop mauvais souvenirs.

Un guerrier âgé s’avança et s’assit à quelques pas du feu. Un autre le suivit. Ils furent bientôt une quinzaine, en arc de cercle. D’autres hommes avaient aussi fait quelques pas en avant, mais ils étaient restés debout.

— Je crois qu’on nous attend, dit Tza-Feng.

Il fit quatre pas et s’assit de manière à ne pas avoir le feu directement entre lui et le centre de l’autre groupe. Il devait avoir raison, car lorsque Mekmett et six autres gradés l’eurent rejoint, une douzaine de cavaliers noirs vint compléter l’arc de cercle.

Il y eut un moment de silence, puis quatre hommes âgés, qui ne portaient pas d’armes mais avaient le iront ceint de bandes de métal s’approchèrent par la droite et commencèrent à chanter en tendant leurs mains successivement vers le ciel puis vers la terre.

— Quelqu’un comprend ? souffla Tza-Feng.

Un caporal situé à l’extrême gauche du groupe leva la main. Tza-Feng lui fit signe d’approcher.

— Ce sont des invocations aux puissances des cieux et de la terre.

— Merci, j’avais compris ça sans avoir besoin de traduction. Mais comprends-tu vraiment ce qu’ils disent ?

— Pas tout. Il y a des mots inconnus et d’autres qui sont un peu différents. (L’homme tendit subitement l’oreille.) Ils viennent de faire allusion à leur chef, qui se nomme Mungil-Toù. Ils appellent les bénédictions des puissances sur sa tête.

— Fais-en de même pour nous, et pour moi en particulier.

Le caporal resta un instant sans réagir.

— Vas-y, ordonna Tza-Feng d’une voix sèche.

Raconte n’importe quoi, parle de la puissance de l’empire, mais donne-leur une sorte de pendant à leurs invocations. Je crois que ce sera important.

Ils avaient palabré bien avant dans la nuit. Les chefs de clan avaient pris la parole chacun à leur tour pour décrire la puissance de la horde et le courage de leurs guerriers. Le caporal, Dravic, avait la voix rauque à force d’avoir traduit dans les deux sens, mais avec l’exercice, il devenait de plus en plus habile. Deux autres gardes le relayaient parfois avec beaucoup plus d’hésitation car ne connaissant au départ que quelques mots d’une langue parente de celle des Malahims.

Ils n’écoutaient pas seulement ce que disaient les orateurs officiels, mais tentaient de saisir les paroles qu’échangeaient entre eux les membres de la délégation.

— Ils semblent vouloir pousser leur chef, ce Mungil-Toù, à exiger que nous vidions les lieux, souffla Dravic à l’oreille de Tza-Feng. Nous les dérangeons dans leurs projets et ils ont déjà eu maille à partir avec d’autres voitures sans chevaux…

— D’autres voitures sans chevaux !

L’officier avait saisi le poignet du caporal et sans en avoir conscience le serrait dans sa poigne de fer au point que l’homme ne put s’empêcher d’émettre un gémissement de douleur. Tza-Feng parvint à se contrôler et à relâcher la pression.

— Trois chefs en ont parlé, mais sans donner de précision.

— Ce sont les rebelles que nous poursuivons, évidemment, fit Mekmett qui avait suivi la conversation. Et ceux-ci connaissent mieux que nous la région. Ils pourraient nous mettre sur la bonne piste.

— Il faut savoir qui est ce Mungil-Toù. C’est lui qui peut décider de…

Leur conversation s’interrompit brusquement lorsqu’ils prirent conscience du silence pesant qui venait de tomber comme une chape sur l’assemblée. Il semblait que tous les regards étaient fixés sur eux.

Tous les regards, mais surtout ceux d’un seul homme, un guerrier qui n’avait pas encore pris la parole. Il s’était levé et avait fait deux pas vers le feu. Il tendit le bras, pointant du doigt vers Tza-Feng, puis lâcha une phrase d’une quinzaine de mots.

— Il te somme de quitter les plaines occidentales sur-le-champ, Tza-Feng, traduisit Dravic.

— Dis-lui donc que les plaines occidentales, ou les forêts sont assez grandes pour son peuple et notre troupe.

— Il ne sera pas content, fit Mekmett pendant que Dravic se levait pour donner la réponse décidée par Tza-Feng. Que va-t-il se passer ?

— C’est parce que j’en suis fort curieux que j’ai dicté cette réponse au caporal. J’aurais pu gagner du temps, demander un délai, expliquer que nous ne faisions que poursuivre un ennemi et que nous quitterions les lieux aussitôt celui-ci capturé. Mais je crois savoir ce qui va se passer, et ça me plaît.

Le cannibale avait écouté parler Dravic. Il y avait eu un instant de silence et tous avaient senti la tension monter parmi les guerriers qui se trouvaient de l’autre côté du feu.

— Il te défie en combat singulier. À mains nues. Si tu refuses, il saura que tu es un lâche. Et nous, tes hommes, le saurons aussi… Ce sont ses paroles que je traduis, Tza-Feng. Pas mes propres pensées, fit très vite Dravic.

Tza-Feng eut un sourire cruel.

— Je m’en doute !

Il se leva.

— Dis-lui que j’accepte. Si je perds, nous partirons demain à l’aube. Si je gagne, lui et ses hommes devrons nous aider à retrouver ceux que nous poursuivons.